Ottawa demande au CRTC de réviser ses décisions concernant les licences accordées aux grands diffuseurs privés de télévision du pays.
Le renversement exceptionnel se produit à la suite des critiques de groupes professionnels du secteur qui ont témoigné aux audiences nationales cette année. Le noeud du litige porte notamment sur le financement d’émissions originales.
« On demande au CRTC de réviser les décisions prises pour les licences des grands groupes autant français (Québecor, Bell, Corus et V) qu’en anglais (Bell, Corus et Rogers), explique au Devoir la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, responsable du secteur des communications. La décision concerne des chaînes comme TVA, Historia ou Séries + en français ou CTV ou Movie Network en anglais. »
La volte-face ne concerne pas Radio-Canada/CBC. La licence du diffuseur public sera étudiée plus tard, au cours des prochains mois.
Pressions du milieu
Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications du Canada (CRTC) est le gardien des ondes au pays. L’organisme fondé il y a près de cinquante ans (en 1968) a depuis rendu des milliers de décisions concernant les licences de diffusion. Le gouvernement ne lui a demandé qu’à huit reprises (en comptant celle de lundi) de les réviser.
Le Conseil a accordé de nouvelles licences au printemps. La rebuffade du gouvernement est expliquée par la pression sectorielle, notamment de la part des producteurs d’émissions qui jugeaient les nouvelles règles trop peu contraignantes pour l’achat et la diffusion de contenus originaux nationaux non traduits.
« Nous avons entendu le secteur culturel, explique la ministre Joly. Quatre-vingt-neuf requêtes ont été présentées par différents groupes partout à travers le pays. »
Le gouvernement du Québec a aussi formulé une requête. Le ministre Luc Fortin, titulaire de la Culture, a écrit en juin une lettre à la ministre Joly pour exprimer sa « très grande préoccupation » au sujet des nouvelles conditions de licence. Le ministre Fortin s’est réjoui lundi en après-midi, dans un communiqué, de l’annonce fédérale.
« Nous comprenons les principales préoccupations, poursuit la ministre Joly. Du côté français, les groupes demandent le soutien à du contenu original pour que le radiodiffuseur ne puisse pas simplement acheter et doubler des productions en anglais. On veut de l’investissement dans la production originale francophone. Du côté anglais, on réclame des investissements dans l’achat de dramatiques, de comédies, de documentaires originaux. »
Nouveau patron
La ministre souligne elle-même que sa demande de révision rejoindra le nouveau président du Conseil, Ian Scott. Il entrera en fonction le 5 septembre. Peu connu du public, M. Scott provient de l’industrie de la diffusion.
La grogne anti-Conseil a pris de l’ampleur au printemps quand l’organisme fédéral a annulé les conditions de licences visant la production de séries francophones originales pour trois réseaux spécialisés (Historia, VRAK et Séries +). Un front commun composé de plusieurs groupes de pression québécois (SARTEC, AQPNM, ARRQ, UDA, AQTIS, ADISQ…) a accusé le conseil de ne pas respecter ses obligations en favorisant la baisse des budgets de production et le doublage de séries.
Le président du CRTC, Jean-Pierre Blais, répliquait que ses nouvelles balises allaient au contraire encourager l’injection de fonds supplémentaires dans la production de contenus originaux en Français. Il y voyait un levier pour stimuler la création de fictions plus coûteuses et mieux fignolées, susceptibles du même coup de mieux concurrencer les normes de qualité internationales.
« Visiblement, l’équilibre n’a pas été trouvé entre le soutien du contenu original et les conditions de compétition du secteur de la diffusion, dit la ministre. Nous sommes donc intervenus, mais c’est très rare que le gouvernement renvoie le CRTC faire ses devoirs. […] Ce qu’on dit au Conseil, c’est que le secteur de la création est important. »
Le Conseil devra tenir de nouvelles audiences pour réexaminer les licences des chaînes.
La décision exceptionnelle d’Ottawa s’inscrit aussi dans le cadre d’une révision en cours des balises d’intervention du fédéral dans le secteur de la culture et des communications. La ministre Joly a lancé un vaste chantier de réexamen des politiques pour les adapter à la révolution numérique. Elle promet que les grands axes de ses propositions de refonte seront dévoilés le mois prochain, fin septembre.
« Nous allons aussi réviser la loi sur le droit d’auteur pour nous assurer de payer nos artistes plus rapidement, avec plus de facilité et de transparence, annonce-t-elle. Dans le contexte de la révision de l’ALENA [l’Accord de libre-échange nord-américain], nous allons aussi nous assurer de défendre bec et ongles l’exception culturelle. »
Article de Stéphane Baillargeon paru dans Le Devoir
Photo : Annik MH de Carufel, Le Devoir
La ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly