De tous les mouvements sociaux des temps modernes, le syndicalisme est celui qui a favorisé l’organisation du plus grand nombre de personnes et qui a entraîné les plus grands gains sociaux. On doit néanmoins reconnaître que le syndicalisme est aujourd’hui sur la défensive et en panne d’un projet politique.
Cette absence d’un horizon de transformation sociale porté par le mouvement syndical contribue à son affaiblissement. Les organisations ont tendance à opter pour des perspectives stratégiques plus modestes. L’idée même que les secteurs salariés et populaires puissent prendre le pouvoir un jour tend à disparaître du programme syndical, dans une période où, par ailleurs, le capitalisme apparaît indélogeable.
Dans la plupart des pays capitalistes développés, les organisations syndicales ont cependant mieux survécu à l’offensive néolibérale que les partis sociaux-démocrates et socialistes. À long terme, il ne faudrait surtout pas que l’institution syndicale connaisse un destin semblable à celui affligeant ces partis, à savoir une disjonction définitive avec les dynamiques revendicatives s’exprimant dans la rue. Les organisations syndicales se retrouvent à la croisée des chemins et plusieurs appellent à leur renouvellement.
Dans ce contexte de reflux, le syndicalisme fait face à plusieurs défis. Il faut signaler notamment l’écart grandissant entre le taux de syndicalisation du secteur public et celui du secteur privé, de même que le récent redécoupage de la carte syndicale dans le secteur de la santé et des services sociaux. On peut en dire autant de la distanciation importante qui se creuse entre les membres et les élus syndicaux et du cadre légal qui restreint progressivement l’action syndicale. Ce qui ressort des nombreux défis auxquels doit faire face le mouvement syndical, c’est son incapacité de plus en plus grande à obtenir des gains qui améliorent considérablement le quotidien des travailleuses et des travailleurs.
Un autre défi est celui de la transformation de l’identité de classe des travailleuses et travailleurs. Celle-ci ne relève pas mécaniquement d’une condition salariale précise ou d’un rapport spécifique aux moyens de production, mais elle est sculptée dans et par l’action politique collective qui forge une conscience collective de partager des conditions socioéconomiques semblables ou une même volonté de transformation sociale. La naissance de la classe ouvrière fut un très long processus, au cours duquel les acteurs et les actrices ont eu à débattre, à exercer subjectivement leur jugement et à effectuer un grand nombre de choix, qui n’allaient pas de soi.
Marché du travail
Les transformations du marché du travail de la fin du XXe siècle et du début du XXIe ont pu certes gommer certains des traits historiques de l’identité de classe, rendant quelque peu exotique aujourd’hui la notion même de classe ouvrière. Et la diversification des statuts dans la sphère économique soulève de grands défis pour les dynamiques unificatrices ayant traditionnellement conféré sa force au mouvement ouvrier, davantage encore dans un contexte où la ramification des différents titres d’emploi est elle-même en vogue dans le syndicalisme contemporain.
Cette diversification implique que le rôle du travail d’organisation syndicale et populaire devient à la fois plus complexe et plus déterminant. Le travail d’organisation syndicale est confronté à des options délicates, dont l’issue aura un rôle déterminant sur la suite des choses. Reconstituer un mouvement syndical massif et puissant suppose dès lors une aptitude à reconfigurer une identité de classe commune et ample, capable de réunir différents groupes vulnérables, mais tous soumis aux assauts du néolibéralisme.
Le mouvement syndical a ainsi pour tâche de voir bien au-delà de la défense des salariés qu’il représente traditionnellement, s’il espère recréer une identité rassembleuse, non pas de manière arbitraire ou hégémonique, mais en s’appuyant sur les collectivités agissantes et les luttes très contemporaines, situées souvent en périphérie du travail salarié régulier (qui se fait lui-même de plus en plus rare). Puisque ces collectivités et ces luttes s’inscrivent dans la résistance à l’exploitation capitaliste et aux mesures d’austérité, elles devraient d’emblée être considérées comme prioritaires dans l’optique de la recomposition du mouvement de classe.
L’histoire ouvrière du XIXe siècle nous enseigne à quel point l’identité de classe est une réalité construite, patiemment forgée par les acteurs sociaux, puisant à même leur condition matérielle bien sûr, mais mobilisant aussi des référents culturels, des symboles, des sensibilités politiques, des représentations de divers ordres, ainsi qu’un sens tactique indéniable. Puisqu’il est à la croisée des chemins, n’est-il pas temps pour le mouvement syndical de renouer avec ce riche bagage propre aux résistances et initiatives contemporaines, dans toute leur diversité ?
Philippe Boudreau, René Charest, Hubert Forcier et Fanny Theurillat-Cloutier, Le Devoir